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Channel: Le bloc-notes de Baudouin Loos » réfugiés

DOCUMENTAIRE « My Land » : quand des jeunes Israéliens écoutent le récit des réfugiés palestiniens

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Ce qu’il est convenu d’appeler « le conflit israélo-palestinien » charrie d’innombrables dimensions. L’une des plus douloureuses, chacun en conviendra, n’est autre que la question des réfugiés palestiniens. Pour en avoir visité une petite vingtaine depuis 1990 au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Cisjordanie et à Gaza, je puis attester de l’acuité du malheur de ces hommes et de ces femmes frappés par le destin. Chassés manu militari ou fuyant les combats, en 1948, ils avaient tous – tous ! – en tête de rentrer chez eux dès que possible. Ce ne fut jamais possible.
Une interrogation difficile à formuler en Israël consiste à demander aux gens ce qu’ils pensent du sort subi par ces réfugiés. Difficile, car la question, presque inévitablement, résonne comme une accusation ; elle peut donc susciter des réactions effarouchées ou indignées. L’immense mérite de Nabil Ayouche, par son film documentaire « My Land » (ma terre), est d’avoir réussi l’impossible : présenter le témoignage de plusieurs réfugiés palestiniens âgés filmé dans leur camp au Liban puis de montrer la vidéo qui en résulte à de jeunes Israéliens pour recueillir leurs impressions (1).
Le contraste frappe comme un coup de poing : les vertes collines bucoliques du nord d’Israël, où des kibboutz israéliens ont été bâtis sur les ruines de villages palestiniens rasés d’une part, de l’autre les étroites ruelles des camps au Liban où suintent tristesse et mélancolie. Des jeunes Israéliens fiers de la terre qui les a vus naître et grandir d’un côté, de l’autre de vieux Palestiniens minés par la nostalgie de leur terre perdue, rongés par une amertume infinie.
Né d’un père marocain musulman et d’une mère juive tunisienne, Nabil Ayouche refuse de jouer aux donneurs de leçons. Tous les témoins de son film apparaissent comme des êtres humains saisis dans leur sincérité. Et pour cause : les Palestiniens ne pouvaient avoir à son égard que de la sympathie pour son travail, alors que les Israéliens sollicités savaient en acceptant de jouer le jeu qu’ils allaient voir et entendre des témoignages qui risquaient d’ébranler des certitudes ancrées dans un système éducatif où les justifications abondent autant que les non-dits.
Vient à l’esprit une question : que penseraient les Palestiniens filmés par Nabil Ayouche des réactions que leurs témoignages ont suscitées auprès des Israéliens ? Gageons qu’ils seraient d’abord consternés par l’ignorance des jeunes Israéliens. La plupart reconnaissent en effet sans détour qu’ils ne savent de l’époque de l’exode des Palestiniens que fort peu de choses. Admettent qu’ils ne se sont jamais demandé comment les choses se sont passées en 1948 sur ces lopins de terre qu’ils chérissent depuis toujours. Point de culpabilité, donc.
Le cœur du documentaire, celui que le spectateur est amené à attendre avec impatience, jette le trouble, évidemment : quand les jeunes Israéliens pris isolément – ils ont entre 20 et 35 ans, environ, à l’exception d’un vieil émigré américain – ont terminé le visionnage du film et que la caméra, silencieuse, scrute leurs visages, attend les premiers mots. Ils viennent d’entendre le récit palestinien. Celui qui fonde, pour beaucoup, la cause palestinienne même. Le récit de la dépossession. Dans la douleur, par des tueries parfois. Puis le récit de cet exil mortifiant.
Le choc est rude, mais les réactions bien variées. Depuis le musicien ému qui lâche : « C’est pas simple de voir que certains ont payé ce prix pour que je vive ici », jusqu’à l’entrepreneur qui se conforte en affirmant « Ca ne m’a rien fait, on voit qu’ils ne veulent pas vivre en paix avec nous ». Dans son camp au Liban le seul jeune Palestinien interrogé assène, lui, avec un sourire désarmant : « S’ils pensent se débarrasser des Palestiniens et de notre cause, ils rêvent ; l’Histoire le dira ».
Nabil Ayouche a fait son travail. Une œuvre estimable, terriblement humaine. Triste, hélas ! Où le mot « espoir » cherche sa place. En vain.

(1) Tourné en 2011, le documentaire a été commercialisé en 2012. Des extraits peuvent être visualisés ici. 


Ilan Pappe: « Je suis considéré comme un danger en Israël »

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Ilan Pappe est un Israélien atypique. Un intellectuel membre de la génération des « nouveaux historiens ». Un battant aussi. Un militant de la cause palestinienne, venu la semaine dernière au Festival des libertés à Bruxelles. Sujets de cet entretien: le mouvement BDS (boycott, désinvestissement, sanctions) et l’école des “nouveaux historiens” israéliens…

Nous nous étions rencontrés en 1999. Que s’est-il passé pour vous depuis lors ?

Je suis resté à l’Université de Haïfa jusqu’en 2006, cela devenait plus difficile chaque année, surtout à partir de la seconde intifada en 2000. La relation que j’avais avec la communauté académique israélienne et même avec la société israélienne en général, qui avait bougé vers la droite, devenait toujours plus tendue, le clash était inévitable. Quand des menaces de mort ont été proférées à mon égard, j’ai compris que ma situation devenait insupportable. J’ai trouvé une situation intéressante à l’Université d’Exeter, en Angleterre. Je suis en quelque sorte un réfugié cinq étoiles ! Mais je continue à passer beaucoup de temps en Israël, je m’occupe notamment du dossier des Palestiniens israéliens sur lesquels j’ai écrit un livre.

On continue sans doute à ne pas vous aimer dans votre pays ?

Oui, je suis considéré comme un « marginal » très à gauche mais aussi comme un danger car j’appartiens à un groupe qui croît, celui des Israéliens très actifs dans la solidarité avec les Palestiniens, qui trouvent des vertus au mouvement international BDS (boycott, désinvestissement, sanctions contre Israël). On inquiète pas mal de monde car on ne peut nous accuser d’antisémitisme et nous incarnons un symptôme de ce qui se passe en Israël. Je suis aussi engagé dans le mouvement ODS (« One Democratic State »), qui préconise un seul Etat où Israéliens juifs et Palestiniens jouiraient de droits égaux [par opposition à la solution de deux Etats, NDLR]. Vous me direz que nous ne représentons même pas 1% de la population d’Israël, ce qui est vrai. Mais ceux qui se disent d’accord avec la solution des deux Etats, Israël/Palestine côte à côte, ne sont guère plus nombreux en Israël si l’on parle d’un Etat palestinien souverain qui correspondrait aux critères acceptables pour les Palestiniens ! La majorité des Israéliens préfère un Etat démocratique pour eux, pas pour les autres, comme c’est le cas maintenant, avec les Palestiniens reclus dans des ghettos. On en est maintenant à un équilibre démographique entre Juifs et Arabes dans l’espace de la Palestine mandataire mais le côté juif décide de tout, du moindre degré d’autonomie qu’il laisse aux Palestiniens.  S’ils se comportent bien, ils reçoivent un peu plus  d’autonomie. Dans le cas contraire, on les punit, les empêchant de bouger, d’étudier, de travailler. Nous pensons que ce système oppressif injuste ne peut continuer. Quelque part, Israël est autorisé à être un Etat raciste, on tolère cela en raison de la Shoah qui s’est passée en Europe, car on voit les Israéliens – ce qui n’est pourtant plus vrai – comme les victimes de la Shoah, alors cependant que les Palestiniens n’ont rien à voir avec cette tragédie.

Que dites-vous au grand public israélien ?

Aux Israéliens de réfléchir, eux qui s’enorgueillissent de faire partie du monde civilisé et qui s’agacent quand ils voient des sondages mondiaux qui les comparent aux pires pays de la planète. Je constate que l’opinion publique mondiale tend à devenir de plus en plus propalestinienne, sans doute en raison d’internet, des réseaux sociaux qui donnent un accès à l’information, et aussi ces nombreuses visites de jeunes internationaux en solidarité. Les gens savent de plus en plus. Et ce qui est criminel et immoral ne passe plus et ce ne sont pas des néonazis ou des antisémites qui le disent. Sait-on qu’Israël renvoie fréquemment dès leur arrivée à l’aéroport de Tel-Aviv des jeunes qui viennent en solidarité avec les Palestiniens ? Les meilleurs jeunes d’Europe, pas des terroristes ! Cela montre à quel degré de folie Israël en est arrivé.

La campagne BDS est très mal vue en Israël…

On est peu à y prendre part, c’est vrai. Mais il y a pourtant urgence. Des gens comme moi ont essayé de changer Israël de l’intérieur pendant 40 ans, en vain. On a déjà expulsé la moitié des Palestiniens, on a déjà détruit la moitié de leurs villages, de leurs maisons, ils sont en prison en Cisjordanie depuis 1967,  ghettoïsés à Gaza depuis huit ans, il y a urgence !  BDS est un outil pour arrêter Israël dans ce qu’il fait et pour qu’une solution pacifique soit possible. La plupart des Israéliens ne mettent jamais les pieds en Cisjordanie, où la colonisation et l’oppression continuent. Les gens doivent savoir qu’à dix kilomètres de Tel-Aviv des choses horribles se passent. S’ils font partie d’une armée qui commet des crimes, ils sont partie prenante de ce crime. L’idée d’un statu quo qui est confortable est fausse, une troisième intifada, sous une forme que j’ignore, n’est pas du tout impossible. Certains disent que la campagne BDS va radicaliser les Israéliens, je pense exactement le contraire, d’ailleurs nous progressons au sein du monde universitaire, où 120 académiques nous soutiennent désormais, alors que nous étions six au départ. Pour la première fois, les universités israéliennes viennent de publier un rapport qui critique sévèrement le traitement réservé aux universités palestiniennes.

L’école des nouveaux historiens existe-t-elle encore ?

Non. Elle date de la fin des années 80 et du début des années 90. Mais nous n’avons jamais été que quatre ou cinq ! Benny Morris était le plus connu, grâce à son premier livre sur l’expulsion des Palestiniens en 1948. Ironiquement, il a ensuite fait un « U-turn » pour devenir un « vieil historien » partisan de l’épuration ethnique [Benny Morris, depuis 2002 et comme il l'avait alors déclaré au Soir, estime qu’Israël aurait dû « finir le travail » en 1948 et faire partir tous les Arabes sans laisser sur ce qui devenait le territoire de l’Etat qui se créait une petite minorité palestinienne, qui se chiffre maintenant à plus d’un million d’âmes, NDLR].

On vous avait accusé d’admettre, comme dans une interview au “Soir” en 1999, que vous aviez comme historien un agenda politique…

On voit bien avec les événements de 1948 que les historiens ne peuvent être objectifs. Même s’ils se basent sur des faits, ils les interprètent selon leur agenda politique, c’est ce que je vous avais dit en 1999 et qu’on m’avait tant reproché ! L’agenda de Morris, qui était au départ proche de la gauche libérale, est passé de la gauche à la droite et, sans changer les faits sur lesquels il se basait, il a commencé à justifier les expulsions! S’agissant des expulsions de Palestiniens sur lesquelles nous avons beaucoup travaillé, les « nouveaux historiens » israéliens n’ont en réalité rien découvert. Simplement, personne en Occident ne croyait les Palestiniens et leurs historiens qui disaient qu’ils étaient devenus réfugiés en raison d’une expulsion, et ils avaient pourtant raison ! Donc pour Morris comme pour moi, la question n’est pas de savoir ce qui s’est passé mais ce qu’on fait de ce qui s’est passé.

Vous pourriez encore débattre avec Morris ?

Je ne crois pas. Nous avons été amis, naguère, puis les choses se sont gâtées. Il est devenu très insultant à mon égard. Et puis, quel débat peut-on tenir avec
quelqu’un qui proclame désormais sans sourciller qu’on aurait dû expulser tous les Arabes en 1948 ? En outre, on ne m’accepte plus sur les plateaux de télévision en Israël et on proscrit de me citer dans les écoles. Vous connaissez l’histoire : si
vous n’aimez pas un message, tuez le messager…

BAUDOUIN LOOS

Bio express

Un historien engagé

Ian Pappe, né à Haifa en 1954, dans une famille juive allemande venue en Palestine avant la guerre. Il disait de lui-même qu’il était « l’Israélien le plus détesté en Israël » lorsqu’il y habitait. Il est vrai que son travail, comme historien, lui a valu de solides inimitiés. Parmi les « nouveaux historiens israéliens », cette école qui avait entrepris de traquer et de briser les mythes de l’historiographie officielle, Pappe est considéré comme le plus radical. Il ne nie d’ailleurs pas sa posture « post-sioniste » engagée. Son engagement auprès des militants propalestiniens dans le mouvement BDS (boycott, désinvestissement et sanctions) ainsi que pour la transformation de l’ensemble Israël/Palestine en un Etat pour tous ses citoyens explique également l’hostilité qu’il suscite souvent en Israël.

En français, les Editions La Fabrique ont publié en 2000 et 2004 « La guerre de 1948 en Palestine » et « Les démons de la Nakbah ». Le Seuil a publié en 2008 « Le nettoyage ethnique de la Palestine ». (B.L.)

NB Cet article a été publié dans “Le Soir” du mardi 29 octobre 2013.

 

Elias Sanbar: « La connaissance de l’histoire est à la base de la réconciliation »

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Elias Sanbar, historien, essayiste et ambassadeur de Palestine à l’Unesco, sera à Bruxelles du 10 au 13 février pour une série de cours à l’ULB sur l’histoire sociale de la Palestine. Il a répondu à nos questions.
Vos exposés porteront sur «l’histoire sociale de la Palestine», pourquoi accoler l’adjectif «sociale»?
Parce que j’envisage la question à partir de la société palestinienne, ses structures, ses rapports de force ; il ne s’agit donc pas seulement d’une énumération événementielle. Certes, la chronologie de ce conflit interminable est fondamentale, mais il me semble qu’elle commence à être bien connue. Si je mets l’accent sur les structures de la société, c’est parce qu’elles sont une clé pour comprendre les réactions des groupes sociaux. Les sources, les travaux, pour l’historien, se révèlent plus que nombreux, et ils ne proviennent pas seulement des deux camps en présence.

Que diriez-vous du niveau de connaissance de l’histoire de la Palestine en Occident?
Ce niveau n’est plus superficiel. D’une part, cette connaissance a longtemps été partisane, relevant par exemple de clichés sur les Arabes. Je me suis ainsi toujours étonné qu’on puisse s’étonner de constater qu’il y a des chrétiens en Palestine ! D’autre part, depuis quelques années, des travaux approfondis ont beaucoup déblayé le terrain historique. On peut dire que le débat historique est bien avancé, même s’il faut encore se méfier des a priori, des déformations quand il ne s’agit pas de propagande à débusquer.

Que savent les Israéliens de l’histoire de la Palestine?
On doit répondre en deux temps. Pour ce qui concerne la population en général, elle demeure totalement traumatisée par l’aspect sécuritaire et reste donc autiste à la réalité historique. Sinon, il leur faudrait remettre en cause les actes de leurs parents. Cela fait l’objet d’un blocage. Mais, si l’on prend les intellectuels, on trouve beaucoup de travaux courageux, de percées, certes de valeurs inégales. Certains acceptent des remises en cause, on commence là à avoir la possibilité d’entendre une autre histoire que celle qu’on s’est toujours racontée en Israël.

Vous évoquez là les travaux de ce qu’on a appelé l’école des « nouveaux historiens israéliens » qui a mis au jour les massacres de Palestiniens en 1948, les vraies raisons de l’exode de 700 à 800.000 Palestiniens, les rapports de force réels sur le terrain favorables au camp israélien, etc.
Oui, même s’il faut bien rappeler que le plus célèbre d’entre eux, Benny Morris, s’est en quelque sorte rétracté, en tout cas il a regretté dans une tonitruante déclaration que les Israéliens des premières années de l’Etat (en 1948 et après) n’aient pas expulsé tous les Palestiniens (150.000 sont restés dans ce qui devenaient Israël, ils constituent aujourd’hui une minorité d’environ 20% de la population du pays, NDLR). Il est intéressant d’observer que les premiers textes d’historiens israéliens de cette école datent de la fin des années 1980, soit quarante ans après la création d’Israël. La communauté internationale a alors admis leur récit en estimant que si c’était des Israéliens qui le disaient cela devait être vrai. Les historiens palestiniens écrivaient les mêmes choses depuis 1950 mais ils étaient inaudibles en raison de la surdité générale ! Cela pose la question du récit de la victime, une question universelle : la victime est décrédibilisée…

Si l’histoire permet de mieux mesurer les injustices passées, en quoi est-elle pertinente pour apprécier l’actualité brûlante?
Elle est vitale ! On aura beau conclure des accords de paix, ceux-ci resteront toujours au bout du compte des paix «froides» tant que la question fondamentale n’est pas abordée : celle des réfugiés, ces 60% de douze millions de Palestiniens. Faire la lumière sur les événements de 1948 est donc la base incontournable pour envisager une réconciliation. Or en Israël, en se disant Etat juif comme l’exige un Binyamin Netanyahou, on veut imposer aux Palestiniens le statut d’intrus chez eux, alors qu’ils ont été chassés par des envahisseurs. Heureusement, tous les Israéliens ne partagent pas cette vision…

Cette question, ressentie comme une plaie béante chez les Palestiniens, peut-elle être un jour compensée par un accord équilibré?
Si vous évoquez les négociations actuelles sous l’égide américaine, il est n’est pas possible de répondre à cette question. Mais les bribes d’informations qui filtrent portent au pessimisme. Il est vrai que la technique américaine consiste à lancer des ballons d’essai, mais ceux-ci se révèlent inquiétants jusqu’ici (aucun droit au retour ne serait concédé aux réfugiés, seulement des compensations, NDLR). Si Israël se refuse à avancer sur cette question, il choisirait la voie de l’affrontement et du désastre. Israël ne peut plus se considérer comme un îlot ivre de sa force cultivant le statu quo tout en étendant impunément les colonies dans les territoires occupés.
BAUDOUIN LOOS

(1) Renseignements : www.institutliebman.be/

ULB – Campus du Solbosch, le détail:

Lundi 10 février 2014 (18-20 h) : Une terre sainte (Bât. Sociologie – Salle Dupréel)
Mardi 11 février 2014 (18-20 h) : Une province arabe de l’Empire (Bât. H – 2215)
Mercredi 12 février 2014 (18-20 h) : Un mandat impérial en Orient (Bât. H – 2215)
Jeudi 13 février 2014 (18-20 h) : Les peaux-rouges de l’Orient (Bât. D – C2.206)

NB Cet article a été publié dans Le Soir du jeudi 6 février 2014.

«Comment un Etat peut-il être à la fois juif et démocratique?»

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dans-un-jardin-je-suis-entre

Né en Israël en 1956, Avi Mograbi tisse depuis longtemps une oeuvre originale de cinéaste. Sa «patte» personnelle – impertinente – est reconnaissable entre toutes. Il se met le plus souvent lui-même en scène dans des situations parfois loufoques, jamais gratuites, où l’humour au second degré suscite la réflexion.

Il nous revient avec son dernier film, intimiste, où s’expose une relation amicale d’une étonnante tonicité entre lui et son professeur d’arabe. Nous l’avons rencontré à l’occasion de son passage en Belgique motivé par la rétrospective que lui consacre le cinéma Nova, dans le centre de Bruxelles.

Vous charriez en Israël une réputation de franc-tireur facétieux, de gauchiste pince-sans rire, mais votre oeuvre exhale un parfum plutôt pessimiste. Pourtant, votre dernier film, Dans un jardin je suis entré, donne de votre amitié avec un professeur palestinien une impression très positive des possibles rapports harmonieux entre Juifs et Arabes…

Oui, et le film sort ici à un moment, après ce qui s’est passé à Gaza cet été, qui n’inspire vraiment pas à l’optimisme! Il a certes été tourné auparavant (en 2011, NDLR), mais je dirais que cet optimisme que vous observez serait plutôt comme une sorte d’échappatoire, car il ne résulte pas de la réalité, il serait même contraire à la réalité, comme dans un rêve, même si cette amitié entre Ali, mon professeur d’arabe, et moi est bien réelle. Réelle entre deux personnes précises, mais non confirmée à grande échelle à l’heure actuelle où l’on voit au contraire exposer au grand jour le racisme en Israël non seulement contre les Palestiniens mais aussi contre tous ceux qui se dressent contre les massacres.
La fille de 10 ans d’Ali, Yasmine, la formidable autre héroïne de mon film, est à moitié palestinienne par son père et à moitié juive par sa mère. Elle est brillante, pétillante, intelligente, fine, généreuse, on ne peut que tomber sous son charme ; elle incarne la solution au Proche-Orient, elle est forte des richesses des deux côtés! Et pourtant, elle le dit, tout le monde ne l’apprécie pas dans son école israélienne en hébreu, où elle souffre du racisme.

Peut-on dire de toute votre oeuvre qu’elle est purement politique?

Très politique! Mais ça veut dire quoi? Mes films n’ont pas le pouvoir d’intervenir dans la vie politique, de l’influencer, ça je l’ai compris depuis longtemps: je n’entre pas dans la vie politique, je cherche certes le changement mais ce ne sont pas mes films qui l’apporteront. Je dois reconnaître que la plupart du temps ceux qui aiment mes films y apprécient certes ma touche personnelle, mon langage cinématographique propre, poétique, différent, mais ils partagent aussi mes opinions politiques! Sauf rares exceptions…

Vos films sont-ils vus en Israël?

Oui, mais dans un circuit assez fermé, celui des cinémathèques et d’une chaîne câblée spécialisée dans les documentaires. Il n’y a qu’un seul de mes films qui est passé une fois sur une grande chaîne nationale à une heure de grande écoute, dans les années 1990. Je regrette cette situation car je fais d’abord des films à destination des Israéliens.

Vos positions politiques font-elles de vous un ennemi public pour de nombreux Israéliens, à l’image du journaliste du quotidien Haaretz Gideon Levy?

Non! Lui c’est le gars le plus détesté en Israël, il a pris sur lui la tâche de dire les choses qui dérangent le plus. J’ai travaillé naguère avec lui sur un long tournage, nous nous entendons très bien, même si je ne suis peut-être pas toujours sur la même longueur d’onde au niveau de la façon de faire passer un message, car il privilégie la provocation. Cela dit, la plupart des gens qui le détestent ne l’ont jamais lu! Je ne suis pas aussi célèbre que lui en Israël. Nous sommes dans le même camp mais lui, tout le monde le connaît et le reconnaît, moi je suis un obscur réalisateur qui n’a pas mis tout le monde en colère alors pourtant que je le mériterais!

Etes-vous étonné par ce niveau inouï de haine observée actuellement en Israël envers les Palestiniens et les «gauchistes» qui les défendent?

La haine n’est pas neuve. Je me suis récemment retrouvé à Paris avec deux vieux amis avec qui j’avais manifesté à Tel-Aviv en 1982 contre la guerre d’alors au Liban, et nous avions été rossés par des hooligans d’extrême droite à l’époque. Elle n’est pas neuve, donc, cette haine, mais il est vrai qu’elle atteint des sommets. En fait, le racisme, en Israël, ne peut constituer une surprise. Il fait partie du concept même d’«Etat juif», à savoir une nation supérieure aux autres, qui ne peut se permettre de perdre sa majorité démographique (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les territoires palestiniens occupés, sauf à Jérusalem-Est, n’ont jamais été annexés). Cet Etat est contre une partie de ses citoyens, ceux qui ne sont pas juifs.
Je me pose la question: ce à quoi on assiste actuellement, est-ce une montée du racisme jusqu’à un nouveau sommet ou juste un nouveau sommet dans l’expression même du racisme qui préexistait? Je n’ai pas la réponse. Mais c’est de toute façon choquant et insupportable. D’autant que cela provient des dominants qui se sentent toujours menacés par les plus faibles.

Pourquoi? En raison de l’histoire des Juifs, des persécutions, de la Shoah?

Tout est compliqué. La nature de l’Etat juif, comme il se voit, est d’être une île dans un océan d’hostilité arabe; avec la ferme volonté de rester juif et de tout mettre en oeuvre pour sécuriser cet Etat. Son destin est donc d’être isolé. Les gens intègrent la notion. Cela vient-il du ventre ou de l’éducation? Des deux sans doute. Israël a décidé de rester isolé pour le reste de son existence. Beaucoup d’Israéliens ne partagent pas mon avis, ils croient que nous voulons vraiment la paix… mais oublient de dire: seulement à nos conditions. Faire la paix avec les Palestiniens implique de résoudre notamment la question des frontières, des lieux saints et celle des réfugiés palestiniens. Non pas qu’il faille faire revenir six millions de réfugiés en Israël, mais il faut commencer par admettre la responsabilité – évidente! – d’Israël dans la création du problème des réfugiés, ce que nous refusons.

L’Israélien moyen comprend-il cette responsabilité? On lui apprend le contraire dès l’école…

Le récit historique israélien n’inclut pas les Palestiniens. Ni le peuple ni les individus. Pour la grande majorité des gens, c’est clair et net: les Arabes ont refusé le partage de la terre en 1948, et ils paient pour cela. Cela dit, je comprends bien par ailleurs les Juifs qui ont fui l’Europe pour venir en Israël, ce fut le cas de ma propre grand-mère maternelle, dont la famille venait de Pologne, s’était exilée en Allemagne, à Leipzig, où elle était apatride, et qui décida en 1933 après avoir été harcelée par les Jeunesses hitlériennes de partir vers le seul endroit où il y avait une possibilité d’émigrer: en Palestine.

L’Etat d’Israël se veut à la fois juif et démocratique, est-ce une aporie, une difficulté insurmontable?

Eh bien, je voudrais bien qu’on m’explique comment on peut être les deux à la fois! D’ailleurs, dans cet Etat, on trouve deux communautés, l’une, dominante, jouit de la Loi du retour (tout Juif dans le monde a le droit d’émigrer en Israël et de devenir israélien, NDLR), alors que l’autre – les «Arabes israéliens» – subit des discriminations dans moult domaines, construction, éducation, santé, etc.

Votre fils a fait de la prison en 2005 pour avoir refusé de servir sous les drapeaux…

Oui, nous avons trois générations de Mograbi qui ont connu des détentions pour motifs politiques… parfois différents! Mon père, venu de Syrie, faisait partie du groupe armé juif clandestin Irgoun et fut arrêté par les Britanniques et déporté pendant neuf mois en Erythrée dans les années 1940. Moi, j’ai fait quelques mois de prison en 1983 pour avoir refusé de servir ma période de réserve au Liban – j’ai participé à l’occasion à la création de «Yesh Gvul» («Il y a une limite»), une organisation dont je suis devenu porte-parole qui aide les soldats qui refusent de servir l’occupation. Enfin, donc, mon fils aîné a fait quatre mois de prison en 2005 pour la même raison.

Propos recueillis à Bruxelles par Baudouin Loos

Le Cinéma Nova consacre à Avi Mograbi une rétrospective jusqu’au 17 octobre (en présence du réalisateur jusqu’au 21 septembre). Son dernier film, Dans un jardin je suis entré, y sera diffusé du 24/9 au 19/10.

Le 17 septembre 2014.

 

Qu’est-ce que la Palestine?

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Evoquer la Palestine en maximum 2.000 signes, pas évident… Voici l’essai, publié dans ”Le Soir” du 4 décembre 2014.

De quoi la Palestine est-elle le nom? De la dépossession, d’abord. Entre les deux guerres mondiales, on a «vendu» aux Juifs de la diaspora en proie à l’antisémitisme et en quête d’un Etat «une terre sans peuple pour un peuple sans terre». Sauf qu’il y avait un peuple, les Palestiniens. Dont l’identité nationale n’était certes pas affirmée à 100%. Le mandat britannique (1920-1948) et l’immigration juive vont ancrer, galvaniser cette identité, que seuls quelques extrémistes osent encore nier.
D’exil forcé en défaites militaires arabes, les Palestiniens sous l’égide de l’Organisation de libération de la Palestine ont finalement accepté en 1988 de ne réclamer pour bâtir leur Etat que 22% de la Palestine historique, à savoir les territoires conquis par Israël en 1967 (Jérusalem-Est, la Cisjordanie et la bande de Gaza).
Mais face à la toute-puissance militaire et économique d’Israël, Etat conforté par l’aide des Etats-Unis et la bienveillance de l’Europe, les Palestiniens en sont réduits, depuis 1991, à négocier ce qu’ils pourraient sauver de ces 22%. Car Israël, pour des raisons dites de sécurité mais souvent aussi religieuses, n’entend céder que le minimum dans tous les dossiers comme le retour des réfugiés (c’est un «niet» israélien total, mais le droit international dit autre chose), le partage de Jérusalem (idem) ou les colonies (illégales, elles grignotent et rongent les territoires occupés, rendant l’émergence d’un Etat palestinien quasiment impossible).
Malgré la radicalisation d’une partie non négligeable du public palestinien frustré qui entend les sirènes islamistes parfois extrémistes, l’ensemble de la planète Terre s’est résolu au XXIe siècle à soutenir la création d’un Etat palestinien. Avec l’injustice fondamentale du sort des Palestiniens de plus en plus difficile à cacher, les excès israéliens sont largement responsables de cette prise de conscience: des interventions armées aux moyens disproportionnés ont choqué le monde au Liban (1982), face aux intifadas (révoltes) des populations occupées (celle de 1987 et celle de 2000), à Gaza en 2008 et 2014.
En l’absence de pressions dignes de ce nom sur l’occupant israélien, la question palestinienne continuera longtemps encore à hanter les esprits.
BAUDOUIN LOOS

 

«Le régime profite des atrocités de Daesh»

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Il vient de Raqqa, le quartier général de l’Etat islamique, dans l’est syrien. Il gère avec quelques amis un réseau d’information sur sa ville. Rencontre avec un rebelle dont l’arme est la plume. 

Abdalaziz Alhamza a 24 ans, mais un passé déjà chargé. Il est originaire de Raqqa, le chef-lieu de la province syrienne la plus orientale, devenu célèbre depuis que l’Etat islamique (ou Daesh) en a fait sa capitale de facto. Le jeune homme a dû fuir la ville en 2014. De Turquie, il a créé avec quelques amis exilés un réseau, « Raqqa is being slaughtered silentely » (Raqqa est massacrée en silence), qui donne des nouvelles fraîches de la ville grâce à un réseau d’informateurs sur place. Désormais en Allemagne, nous l’avons rencontré lors de son passage à Bruxelles à l’occasion de la sortie d’un livre (1).

En 2011, Raqqa fut parmi les premières villes à lancer la contestation.

Oui, à l’époque, il n’existait aucune liberté de parole, la moindre parole déplacée pouvait mener en prison. Et les murs avaient des oreilles ! Le gouvernement contrôlait tout et tout le monde. Le mouvement est parti d’une ville du Sud, Deraa, où ils ont torturé des enfants qui avaient écrit des slogans sur des murs. Les manifestations ont fait boule de neige. On réclamait juste un peu de liberté. Je fus arrêté en mars pendant 40 jours et torturé. A la fin je leur aurais avoué n’importe quoi, c’est ce qui est arrivé à un ami qui a même confessé avoir tué Ben Laden pour arrêter la torture!

Il y a eu une amnistie qui a aussi bénéficié aux djihadistes que le régime détenait…

Ceux-là étaient dans des prisons spéciales ; ils ont été libérés dans le but évident de participer à la radicalisation de la contestation qui devenait une révolution. Des centaines, peut-être plus, d’extrémistes ont été remis en liberté : il fallait que le régime montre qu’il combattait des « terroristes ».

Mais Raqqa s’est d’abord libérée seule…

En mars 2013, des forces proches de l’Armée syrienne libre (ASL) ont réussi à chasser les forces du régime. Moi je n’ai pas voulu porter les armes, je suis devenu un «media activist», je filmais les combats. Ce fut une belle époque. Puis les djihadistes de Daesh ont commencé à arriver, pas nombreux d’abord, puis de plus en plus et les clashes ont débuté entre eux et nous. En janvier 2014, ils ont pris le dessus. Ils ont perquisitionné chez mes parents, à ma recherche. J’ai alors pris la décision de fuir en Turquie. Comme, avec quatre amis, nous continuions à prendre par internet des nouvelles quotidiennes de nos proches à Raqqa, nous avons décidé de fonder notre réseau, pour témoigner. Ainsi, nous avons documenté le « règne » de l’Etat islamique : les arrestations, les exécutions, l’interdiction du tabac et de l’alcool, l’obligation des prières quotidiennes et fermeture des commerces pendant celles-ci, l’obligation faite aux femmes de se couvrir le corps intégralement, l’imposition d’un système d’éducation qui lave le cerveau des enfants, etc.

Comment Daesh a-t-il réagi à votre campagne sur facebook, twitter et bientôt votre site web?

On a commencé en avril 2014. Deux ou trois semaines plus tard, un de leurs imams importants a expliqué un vendredi lors d’un prêche dans la plus grande mosquée que ceux qui collaboreraient avec nous seraient exécutés. En mai, un de nos amis, Ibrahim, s’est fait arrêter alors qu’il tentait de quitter la ville. Le contenu de son ordinateur et de son smartphone l’a trahi. Il avait 21 ans. Ils l’ont exécuté en place publique. Ils ont aussi assassiné le père d’un autre activiste. Mais, après nous être posé la question, nous avons continué. Nous avons réussi des « coups ». Nous avons révélé en septembre 2014 l’échec d’une opération américaine pour libérer un otage près de Raqqa. Nous avons donné les premiers la nouvelle de l’assassinat par le feu du pilote militaire jordanien en janvier dernier.

Avez-vous des nouvelles du père Paolo, ce jésuite devenu plus syrien qu’italien, qui a disparu en juillet 2013 alors qu’il était allé au QG de Daesh à Raqqa pour faire libérer des otages?

Oui. Je le connais, je suis d’ailleurs le dernier à l’avoir interviewé avant sa disparition. Une personnalité remarquable! Il s’était rendu deux fois au QG de Daesh, il voulait rencontrer Abou Baqr Al-Baghdadi, leur chef. La troisième fois, ils ne l’ont plus laissé partir. Nous savons qu’il est vivant, et qu’il n’a pas été torturé. Il est détenu quelque part dans la campagne près d’Alep. Je tiens ces informations d’un combattant de l’Etat islamique. J’ignore cependant ce qu’ils entendent faire de lui.

Le régime et ses alliés, comme la Russie, aiment présenter le conflit de manière binaire, il y a eux et les terroristes, cela vous fait quoi?

Je veux dire quelque chose d’important : si l’Etat islamique a pu s’installer en Syrie c’est parce que la communauté internationale s’est contentée de promesses envers la rébellion. Que le régime n’affronte que des djihadistes – ou des « terroristes » – n’est pas une vérité, c’est juste de la propagande, je passe mon temps à devoir expliquer cela. Mais les rebelles, l’ASL et autres, doivent se battre sur de multiples fronts, contre le régime, contre Daesh, contre Nosra (Al-Qaïda), et cela avec des moyens très faibles. La propagande du régime tire un parti énorme des images de massacres, de décapitations, envoyées par Daesh sur les réseaux sociaux. En outre, il est très significatif que le régime n’a jamais bombardé les centres de direction de Daesh, pourtant faciles à identifier à Raqqa, il se contente de bombarder de temps à autre la population et de faire des centaines de morts.

Et les Russes, qui s’y mettent aussi…

Les Russes, visiblement, se sont donné pour mission de détruire la rébellion (non djihadiste) puisqu’ils ne s’en prennent pas aux terroristes, nous le savons grâce à nos contacts sur place. Mais, en revanche, l’implication russe, qui ne leur fera pas gagner cette guerre, va galvaniser les djihadistes, et surtout leur composante tchétchène et caucasienne.

Vous comprenez l’exil des réfugiés?

Vous savez, ils croyaient que quelques mois plus tard, ils pourraient réintégrer leurs foyers. Ils ne pensaient qu’à cela. Puis, peu à peu, tout le monde a dû intégrer le fait que cela prenait du temps, que le combat serait long et incertain, que les conditions de vie dans les camps étaient précaires, que l’argent se faisait rare, que l’avenir des enfants devenait noir. L’obsession devenait la survie : avoir de quoi se nourrir, s’abriter, se chauffer en hiver, au jour le jour. Voilà pourquoi ils partent.

Vous gardez espoir?

Oui, mais nous avons besoin d’aide. Pas des camps d’entraînement comme les Américains s’échinent en vain à faire, non : de bonnes armes efficaces, des médicaments, de l’argent et une couverture aérienne sous la forme d’une zone d’interdiction aérienne. Malgré quoi, il faudrait encore plusieurs années pour arriver à vaincre le régime et Daesh.

Propos recueillis par Baudouin Loos

(1) Abdalaziz Elhamza fait partie des 14 écrivains réunis dans un livre publié par les éditions Ker, Le Peuple des lumières. Son témoignage est factuel, alors que les autres auteurs, belge, français, algérien, tunisien, marocain, iranien, ont produit des textes de fiction. Un outil de réflexion dont l’idée a germé dans l’esprit de l’éditeur après le drame de Charlie-Hebdo en janvier dernier.

L’espoir quand même: un Syrien témoigne

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Hazem Yabroudi est arrivé en Belgique en 2012, en provenance de Jobar, dans la banlieue de Damas. Il a maintenant terminé ses études à l’UCL. Le 8 mars dernier, il a présenté une conférence sur son pays avec d’autres invités, devant 400 personnes passionnées. Voici son témoignage, écrit de sa main.

Quelle responsabilité de parler ici en tant que Syrien, un Syrien accueilli dans le Plat Pays, après avoir vécu en Syrie-la-Belle puis en Syrie-la-cata.
«Nous sommes condamnés à l’espoir», déclare le dramaturge syrien Sadallah Wannous: Ainsi, je voudrais que nous partagions ensemble aujourd’hui l’espoir, qui pousse comme une plante sur la terre brûlée…
Il n’est pas bon être un jeune homme aujourd’hui en Syrie. Vivre, tout simplement, avoir des rêves n’est plus permis: service militaire, arrestations, tuer ou être tué. A travers ce chaos, les études ont été ma boussole. Avec toute ma persévérance, elles m’ont permis d’arriver en Belgique comme étudiant. Des citoyens belges m’ont ouvert les portes de leur maison, mais surtout, ils m’ont ouvert leur cœur.
Ici en tant que Syrien, je vis au quotidien des sentiments conflictuels. J’ai droit à la sécurité et à des droits similaires à ceux d’un citoyen belge… pendant que mes parents à Damas vivent encerclés par la guerre, hébergés par des proches après que notre maison eut été totalement ravagée sous les bombes. Mes frères sont partis, réfugiés dans différents pays… Certes, ce n’est pas du tout évident! Pourtant, cela reste «vivable» comparé à ce d’autres Syriens vivent au pays.
Je pense notamment à ceux qui vivent assiégés depuis 3 ans dans les faubourgs de Damas. Il y a quelque temps, quelqu’un vendait sa voiture pour des sacs de farine et du lait pour bébé. Je pense à tous ceux qui vivent sous une pluie de barils d’explosifs lancés aveuglément sur les civils.
Je pense aux habitants du camp de réfugiés palestiniens Al-Yarmouk, à Damas, où 200 personnes sont mortes de faim. Il vaut mieux mourir sous une bombe que de mourir de faim, nous explique-t-on.
Pourtant, aujourd’hui, je voudrais vous parler de l’espoir, de ma foi en cette société syrienne digne d’assumer un pays libre et démocratique.
En effet, depuis le début du soulèvement populaire, des citoyens syriens s’engagent, au péril de leur vie, pour protéger et reconstruire la société civile. A l’heure où je vous parle, ils se donnent pour soigner les blessés, nourrir les affamés, sauver des vies, rapporter la vérité, continuer malgré tout l’école, accueillir les déplacés et les réfugiés. J’avoue que je me sens très petit devant le courage de tant de Syriens engagés au pays.
J’aimerais évoquer ici mon amie Houda Khayti qui travaille à Douma avec d’autres amies syriennes dans une association féministe nommée “Education, it’s my right”, qui continue jour après jour à encadrer les enfants et leurs mamans et à assurer la distribution d’aide alimentaire vitale pour les personnes les plus vulnérables.
J’aimerais évoquer aussi une initiative qui s’appelle “La rue 15″, qui forme les habitants du quartier Al-Yarmouk à Damas pour qu’ils puissent cultiver des légumes et des plantes sur les toits des maisons et dans les miniparcs du quartier.
Enfin, dans le nord du pays, à Alep notamment, le très courageux travail des “casques blancs” qui consiste à sauver la vie des gens coincés sous les ruines des bombardements.
Oui, aujourd’hui, nous voulons partager l’espoir et les aspirations de toutes ces personnes de voir tous les Syriens retrouver paix, liberté et pleine dignité. Avec eux, nous voulons croire que cela est possible.
Beaucoup de citoyens Belges et Européens ont manifesté une touchante empathie envers les Syriens, traduite autant par l’aide humanitaire que par l’accueil et l’accompagnement concret des réfugiés. Ils nous permettent de retrouver le chemin de la vie. En revanche, à mon avis, aider les Syrien implique de croire à leur cause: leur droit de vivre dignement et de s’exprimer librement.
Sans conteste, ce ne sont pas les armes ni les avions militaires qui instaureront la paix en Syrie. Vivre en paix suppose d’abord d’établir un cadre qui permette une représentation politique équitable de toutes les idées, même opposées.
Avant d’écrire ces mots, j’ai demandé à des amis en Syrie de m’envoyer leurs messages pour vous. Voici les mots de mon ami Jaber:
Hazem, dis-leur que nous sommes un peuple qui aime tellement la vie,
Hazem, dis-leur qu’on n’aurait jamais cru possible que notre pays soit dévasté ainsi,
Hazem, dis-leur que ceux qui ont participé aux combats veulent retourner à leurs ateliers, leurs boulangers, leurs commerces. On ne veut pas la guerre.
Hazem, dis-leur qu’on est des travailleurs. Qu’on ne veut pas demander l’aumône, mais seulement la liberté.
Hazem, dis-leur qu’on est des gens comme eux,
Et qu’on a envie de retourner vite à la maison.
Jaber vient de tout quitter et fuir en Turquie où il s’engage auprès des Syriens réfugiés.
Ces mots de mon ami Jaber m’ont fait penser à ceux du grand poète Mahmoud Darwich dont les vers disent si bien ce que nous vivons. J’aimerais vous en lire en communion avec tous les Syriens, sans exception, car aujourd’hui, tous les Syriens, quelle que soit leur religion, et quelle que soit leur opinion, souffrent, assurément !
Je cite :
Et nous, nous aimons la vie autant que possible
Nous dansons entre deux martyrs.

 

Richard Falk: «La marche de l’Histoire est du côté des Palestiniens»

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La colonisation des territoires palestiniens et l’oppression de la population assimilent le comportement d’Israël aux pratiques de l’apartheid de funeste mémoire sud-africaine: c’est ce que pense l’Américain Richard Falk, ancien professeur à l’Université de Princeton, qui a diffusé ses conclusions cette année dans un rapport très contesté pour une agence de l’ONU (1). Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés pendant six ans (2008-2014), l’universitaire vétéran était récemment de passage en Belgique, invité au festival ManiFiesta. Il a répondu à nos questions.

À bientôt 87 ans, vous continuez à accepter les invitations dans le monde afin de témoigner sur la situation dans les territoires occupés. Quel message central portez-vous?

Ce que je veux dire tient en peu de mots: les efforts diplomatiques en vue de mettre en œuvre la solution dite «des deux États» (Israël-Palestine) débouchent sur une voie sans issue, et la société civile a à la fois la responsabilité de garder la lutte nationale palestinienne en vie et d’offrir quelque espoir pour qu’une solution pacifique puisse être trouvée. À mon avis, cela dépend de la reconnaissance du fait qu’Israël a structuré une réalité palestinienne qui prend la forme d’un système d’apartheid, de domination du peuple palestinien. C’est ce que conclut l’analyse contenue dans un rapport que j’ai cosigné cette année pour une agence de l’ONU: du point de vue de la loi internationale, Israël est coupable du crime d’apartheid tel que définit dans la convention internationale de 1976. Si l’on veut avancer vers la paix, comme ce fut le cas en Afrique du Sud avec son système d’apartheid, il faut d’abord accepter de démanteler la structure de l’apartheid. Cela signifie qu’Israël ne peut pas prétendre à être exclusivement un «État juif» répondant aux seules priorités du mouvement sioniste. Il doit être un État qui reconnaît ses devoirs envers tous les gens affectés par sa politique, incluant les 20% constituant la minorité palestinienne vivant en Israël et les Palestiniens réfugiés vivant en exil dans le monde.

Votre recours à cette notion infamante d’«apartheid» vous vaut bien des ennuis de la part des défenseurs d’Israël; certains tentent de vous discréditer et affirment que, même si vous êtes vous-même juif, votre comportement est antisémite.

(Sourire) Je suis sans doute coupable de bien des fautes mais pas de celle-là! C’est typique: on cherche à blesser le messager pour éviter de répondre à son message. Nombre de dirigeants israéliens soutiennent que si le problème palestinien n’est pas résolu le pays deviendrait un État d’apartheid, avec deux structures parallèles, pour Israéliens et pour les autres. Pour Israël, le cas de l’Afrique du Sud de l’apartheid, où la campagne de boycott s’est terminée par la transformation en État démocratique, représente un très mauvais précédent. Ce constat n’est pas une attaque contre Israël en tant qu’État, mais contre un État pratiquant l’apartheid, ou contre un État qui nie les droits fondamentaux du peuple palestinien. La solution des deux États est une manière erronée de se donner bonne conscience car Israël n’en veut pas, n’en a pas besoin, et espère convaincre la communauté internationale que la lutte palestinienne est devenue une cause perdue, qu’Israël l’a emporté dans ce conflit.

La diffusion d’une caricature à caractère antisémite vous est aussi reprochée…

Oui, mais je l’avais reprise sur mon blog en toute bonne foi, sur la base d’une version minuscule, sans voir les détails qui en faisaient un dessin antisémite; je l’ai retirée dès que j’ai compris de quoi il s’agissait. Certains tentent de discréditer soixante années de carrière universitaire et publique sur cet unique élément trompeur.

Vos contempteurs disent aussi que vous avez loué le recours aux attentats suicides…

Beaucoup de choses sont sorties de leur contexte, qui sont tirées de mon blog. Je ne défendrai jamais des actes de terrorisme contre des civils. Au pire, j’ai pu dire que, étant donné l’oppression dirigée contre le peuple palestinien, il n’est guère étonnant que certains aient recouru à des actes de désespoir. Ce n’est pas une justification de ma part, juste une explication. On ne peut se contenter de condamner…

Avez-vous, de même, parlé d’une «tendance génocidaire» d’Israël envers les Palestiniens?

Non, je crois que c’était en 2007, j’ai écrit dans un journal turc, Zaman, que le traitement imposé aux Palestiniens de Gaza était une punition collective contre les civils qui faisait penser à ce que les nazis avaient fait aux Juifs. J’ai regretté le lien que j’avais ainsi créé pour dire que le châtiment collectif infligé à tout une population était quelque chose de moralement et politiquement inacceptable. C’était un cri d’alarme contre la structure d’oppression israélienne. Pour détourner l’attention, ceux qui me critiquent doivent chercher ces éléments déjà anciens qui sont bien loin du cœur de mon travail. On m’accuse aussi d’être un adepte de la théorie du complot à propos des attentats de 2001 sur le sol américain, alors que tout ce que j’ai dit sur mon blog c’est qu’il existe des trous dans la version officielle sur ce qu’il s’est passé et que le peuple américain mérite de meilleures réponses aux interrogations qui subsistent.

Revenons-en à l’apartheid. Selon vous, la version israélienne est-elle très différente de celle de l’Afrique du Sud?

Oui, elle est différente en plusieurs points. Israël veut être considéré comme une démocratie. L’Afrique du Sud n’avait pas cette prétention. Elle basait l’apartheid sur une rationalisation du «développement séparé pour des ethnies aux traditions et valeurs différentes». Israël a dû poursuivre une autre stratégie pour arriver au même résultat. Cela a commencé par la «nakba» (catastrophe, comme l’historiographie palestinienne nomme la création d’Israël en 1948, NDLR), la dépossession de quelque 700.000 Palestiniens couplée avec la négation du droit au retour. La question était d’éviter une majorité palestinienne dans les frontières d’Israël. Elle continue à hanter les dirigeants israéliens et sionistes. On entend encore de temps en temps parler de «transfert» de populations palestiniennes. Actuellement, avec cette annexion de facto de parties importantes de la Cisjordanie, le problème prend une autre forme et certains en Israël commencent à dire que la démocratie n’est pas si importante, que ce qui compte c’est la mise en œuvre d’un Israël biblique, la terre promise au peuple juif…

Par ailleurs, l’Afrique du Sud de l’apartheid a toujours été très dépendante de la main-d’œuvre noire. Israël a essayé depuis le début de structurer son économie en minimisant le besoin de main-d’œuvre palestinienne. Toujours ce souci d’éviter l’explosion de ce qu’ils appellent «la bombe démographique». L’apartheid, donc, doit être compris moins comme une question territoriale mais plus comme une question de populations. Réfugiés et exilés souffrent aussi du dessein sioniste de développer un État juif.

Les pessimistes disent qu’il est difficile d’imaginer que les Israéliens vont se résoudre un jour de renoncer à leur domination sur les Palestiniens…

Deux choses: j’étais en Afrique du Sud peu avant la libération de Nelson Mandela et personne là-bas ne pensait à l’époque qu’on éviterait un bain de sang. Ce fut une surprise totale que Mandela soit libéré et que les dirigeants «afrikaners» acceptent le démantèlement de l’apartheid. D’autres événements «impossibles» qui surprirent le monde entier comme la fin rapide du communisme n’ont reçu d’explications qu’après coup. Il faut donc se concentrer sur ce qui devrait arriver pour que les droits et la dignité des Palestiniens soient enfin respectés.

Second point: sur le plan interne, Israël est bien plus inquiet par le mouvement BDS (prônant le boycott, le désinvestissement et les sanctions contre Israël, NDLR) qu’il ne l’admet. Leurs propres «think tanks» (centres de réflexion) estiment clairement que le projet de délégitimation des pratiques d’Israël est bien plus dangereux que la lutte armée. Les Palestiniens gagnent la guerre de légitimité pour l’avenir des territoires. Si on regarde de près, depuis la Seconde Guerre mondiale, la partie qui l’a toujours emporté n’est pas la partie la plus forte d’un point de vue militaire mais celle qui gagne la guerre de légitimité. Toutes les guerres anticoloniales ont été gagnées par les camps les plus faibles militairement, Indochine, Algérie, Vietnam, etc. La marche de l’Histoire est du côté du peuple palestinien, même si les perspectives en termes de puissance lui sont défavorables.

Propos recueillis le 15 septembre 2017 à Bruxelles par Baudouin Loos

(1) La Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie de l’Ouest (CESAO ou ESCWA, de son acronyme anglais) a retiré le rapport de son site le 17 mars 2017 à peine deux jours après sa publication, et cela à la demande du secrétaire général des Nations unies (qui avait été saisi du dossier par les Etats-Unis et Israël, très en colère). Après plusieurs jours de polémique, la  secrétaire générale adjointe des Nations unies, Rima Khalaf, qui avait mis le rapport en ligne, a démissionné. Selon M. Falk, «les 18 Etats membres de l’agence de l’ONU, via leurs ministres des Affaires étrangères, ont néanmoins endossé les conclusions du rapport et recommandé aux Nations unies de mettre en œuvre  ses recommandations». 






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